mardi 29 mai 2012

« Tous les visages d’anges... »

Un retraité, âgé de 77 ans, a mis fin à ses jours mercredi matin, à quelques mètres du parlement grec, sur une pelouse de la place Syntagma. Une lettre manuscrite a été découverte dans une de ses poches, il y accuse le gouvernement de l'avoir privé de ressources. Plusieurs études ont rendu compte ces derniers mois d'une augmentation des dépressions et suicides en Grèce.

Le Matin, le 05 avril 2012.


  Ça l’arrangeait pas mal. Les affaires tournaient bien. Pas incroyable non plus, la plupart des gens venaient déjà avec une petite bouteille d’eau. Depuis la mort du vieux, ils déferlaient par bus. La mairie avait même fait construire des gradins. Les autres, c’est comme ça qu’ils les appelaient, étaient à la file comme des cons avec leur petit bidon d’essence. Depuis deux mois, la ville ne payait plus les "frais annexes". Les copains et camarades, au comptoir, le hélaient. « Aristippe, regarde par là !» ; « Eh la grosse blonde ! Elle est pas mal» ; « t’as vu le p’tit vieux, plus grand-chose à... » - mais quand venait un gamin- 18, 20 ans- ils ne disaient plus rien. Et puis, ils faisaient de moins en moins de blagues. Les gars s’étaient lassé, sans doute. On avait ri bien volontiers de cette file des autres. Mais plus trop et plus avec les mêmes. Et puis y’avait l’odeur. Une sale odeur de viande mêlée aux feux d’artifices et à l’encens que faisait brûler la ville, encore pour quelques semaines. D’ailleurs, il pouvait plus en manger de la carne, depuis des mois déjà. Un steak, il en aurait pas voulu. Certains parlaient des 10% d'nazis du parlement. Aristippe savait qu’c’était des salauds, comme les colonels et tous les autres. Des profiteurs, il disait. Mais il le disait peu. Faut pas faire fuir les clients. Quand les feux s’allumaient - il appelait ça « les lumières de la ville », en souvenir du cinéma du monde d’avant - on parlait du foot ou du corps des chanteuses ; plus des autres, plus de politique. Et puis les plus drôles étaient encore ceux des gradins. Ils venaient de partout pour voir les autres se faire griller. Ils attendaient là parfois deux ou trois heures pour avoir les bonnes places. Les plus acharnés, c’était les hollandais. Ils venaient dès 8h pour la séance de 12h. Ils achetaient quelques fois des brioches au beurre avec leur café du matin. Avant d’aller prendre leurs places. Ils avaient des grands paravents aux couleurs d’une supérette ou d’un cycliste ; il était plus très sûr. Le plus marrant c’est qu’ils ressemblaient à des pauvres d’avant mais qu’ils payaient jusqu’à 90 euros pour les regarder. Aristippe les observait parfois quelques minutes. Se demandait beaucoup de choses. Un peu absent. Et il retournait au travail.

  Helena rangea avec soin le Ta Nea du jour dans le tiroir du bureau. On lui avait offert une place dans le « Carré or » réservé aux familles. Elle avait préféré rester dans sa chambre. C’était pourtant un privilège accordé aux proches de ceux qui avaient choisi. Depuis la mort du vieux, les suicides s’étaient multipliés sur la place Syntagma, de deux à trois par semaine, on était passé à une dizaine par jour. Très vite, la municipalité, aidée par le gouvernement, dut prendre la mesure des événements en aidant à l’organisation matérielle des opérations. Cela consista au départ à assurer le transport des corps calcinés. Et puis, devant l’ampleur de la crise touristique, ils avaient commencé à vendre des billets et à faire venir des gens. Au début, cela avait amusé beaucoup de monde cette tradition de l’immolation. C’était « unique en Europe ». Helena n’avait pas été, à proprement parler, amusée. Mais ça avait de la gueule quand même. D’en finir comme ça. Elle était même allée y faire un tour, il y a six mois de cela. C'était gratuit pour les citoyens grecs. Il fallait juste présenter une carte d'identité avec une photo récente. Elle avait tourné de l’œil en moins de trois minutes. Les dômes de fumée qu’elle avait alors aperçus lui avaient rappelé le pope qui l’inondait de ses vapeurs réconfortantes lors des messes du dimanche. Il n’y eut ce jour-là aucun réconfort. Des Ganges sombres et sales couverts de fumées. Comme sur les photos d’un « lointain Orient », comme ils disent dans les guides. Elle ne savait pas encore que Ioannis. Elle ne savait pas qu’il ne verrait pas d’autres choix. Que même elle ne suffirait pas. Mais elle avait réouvert les yeux avec un goût amer et une odeur de merde. Celle de ceux qui avaient choisi.  

  Lorsque Ioannis versa le bidon sur ses cheveux, il se dit que la tristesse et la joie sont les sentiments des petits. Il n’y a que haine et amour. Il n’y a que ceux qui ont choisi. Ceux qui brûlent ou qui détournent des avions. Ceux qui refusent et se donnent. A quoi bon. Il ne pouvait plus rien. Juste cela. Leur montrer. Se montrer.

  Un enfant avec une casquette Justin Bieber se mit à applaudir à tout rompre. On n’entendait que lui et le rire puissant et viril de son père en Birkenstock.
  La journée avait été correcte. Aristippe finissait les comptes. Quelques habitués. Quelques spectateurs. Il était déjà 20 heures et la fumée épaisse laissait à peine voir le Parthénon.

mercredi 23 mai 2012

Jouis, fonctionne et souffre...

...petit bréviaire de la névrose des temps nouveaux.

Lana couronnée, ange blanc au cœur d’un vieux palais toscan, accompagnée de tigres domestiqués ; Lana dans une voiture, sur une plage, aimante et reconnaissante, royale et hésitante. Déjà, quelques temps avant, elle nous avait invités à quelques fantasmatiques activités : « Open up a beer (…) and play a video game.  I'm in his favorite sun dress. Watching me get undressed”. Lana qui ne nous soumet pas, l’espace d’un clip,  à l’impératif de séduction dans la mesure où elle nous vend l’idée qu’un simple joueur de « Video Games » porteur de « Blue Jeans » pourrait, éventuellement, lui suffire. Sorte de rêve vaporeux, de fantasmatique définitive du garçonnet postmoderne ; la fille qui se déshabille en plein cœur d’un partie de FIFA et qui a eu le bon goût de venir avec des bières et quelques tigres. Plus qu’à mettre pause : « It’s all for you », ne manque-t-elle pas de conclure. Elle pourrait encore ajouter  « je t’amènerai des arachides en dessous intrépides » (ou plus simplement "des cahouettes en nuisette") ou « tu verseras du Ricqlès sur mes fesses » (enfin, je ne suis pas certain que cette fantasmatique soit très répandue) et l’ensemble des rêveries du genre masculin mondialisé seraient définitvement embrasées.

Mais le malaise, qui est aussi génie publicitaire, est le retournement idéologique à l’œuvre dans le clip de « Born to die ». En effet, la lipeuse petite rousse s’affiche à demi-nue devant le drapeau américain avant de s’exhiber en grande prêtresse dans une chapelle vénitienne. Lana nous indique  manifestement, parfois dans la gêne et la pudeur, qu’elle est, au milieu de toutes celles qui l’ont précédée et de toutes celles qui la suivront, l’instrument d’un nouveau dogme   au-delà du patriotisme et de la religion, sensé à la fois expulser et déclasser ces deux valeurs. Ce nouveau dogme que construit depuis plusieurs décennies la mass culture est fait de sexe dans des voitures vintage, de vestes à franges et de nuits éveillées ; il a donc des atours plutôt sympathiques mais il porte les deux impératifs catégoriques des temps nouveaux : l’impératif de jouissance et l’impératif de performance.
L’ impératif de jouissance
est fortement lié à la liberté, à la société des loisirs. Quand on nous conseillait hier de prendre du bon temps dans toutes les chansons populaires de fin de banquet, on nous ordonne aujourd’hui de jouir. Celui qui ne jouit pas n’est rien.  On claironne « Liberté », « plaisir », « profiter », « fêter », « s’oublier »…le modèle social se construit de Projet X, en Very Bad Trip, de libations cannoises exhibées sur Canal  en reportages insider dans la vie des people. Le marché a besoin de cet impératif de jouissance pour que ses consommateurs, largement appauvris, usent de l’endettement massif pour leur ressembler, pour ressembler à tous ceux qui jouissent ou semblent jouir, quand certains se sentent vides et malheureux. Le capitalisme a inventé les stars quand il s’est montré incapable d’assurer la redistribution. Le fordisme, reposant sur la consommation consentie des classes moyennes, est mort ; il fallut réinventer un capitalisme du désir basé sur l’endettement. "Peuples d’Occident largement déchristianisés: en dehors de la jouissance il n’y a pas de salut ! En dehors du plaisir, il n’y a pas de vie !"
Le marché inventa l’impératif de jouissance et, dans le même temps, les moyens marchands pour laisser à penser qu’il est possible de le rassasier. Il ne restait plus qu’à cueillir ces peuples vidés de spiritualité et de raison publique par l’impératif de plaisir, devenu jouissance. Le ressort essentiel du marché est la sexualité qui peut véhiculer aussi bien un désir de musique, de parfum, de vêtements, de sodas que de petits pois, de confiture ou de lessive. Dans cette même logique, les secteurs du tourisme et des loisirs prirent une importance considérable produisant de la jouissance « all inclusive ».
Mais cet acte de jouissance est rendu largement impossible. En effet, la consommation d’un produit manufacturé ne garantit que rarement la jouissance sexuelle réelle quand la joie d’un voyage, d’un concert ou d’une lecture appelle toujours l’immédiate frustration des retours. L’impératif de jouissance a donc, essentiellement, produit une culture de la frustration dans laquelle même les plus fortunés ne font que repousser les limites du désir et rendent impossible le moment de la jouissance par la surabondance des biens.
L’individu occidental est largement soumis à la surabondance, même si elle n’est que rarement économique, surabondance de désirs, de moyens de les satisfaire, de  pornographie, d’appels du pied et d’appels à le prendre qui conduisent non au plaisir, si ce n’est le temps de l’instant consommable, mais à la frustration. Il s’agit alors de dépasser cette frustration, parfois jusqu’à une monstruosité réconfortante ou une violence symbolique de plus en plus manifeste.
Les héros postmodernes se retrouvent eux-aussi soumis à la frustration, se livrant à un déchaînement du refoulé. Dès lors, ces héros ne sont plus tout à fait des artisans du Bien. Du Ryan Gosling de Drive à Jack Bauer, l’héroïsme commence à avoir les mains sales. Dans Drive, la violence se fait même directement comme une transition méta-sexuelle, comme une forme de sexualité enfin aboutie :

Le propre de la culture postmoderne de ces deux à trois dernières années est de ne plus construire seulement un héroïsme libidinal, celui qui génère en propre de la fantasmatique, mais de célébrer aussi la violence de la frustration dont il faut bien faire récit.  Le Telephone du duo Gaga / Beyoncé se finit-il ainsi par un sympathique meurtre de masse dans un diner qui n’est plus entouré des vapeurs dangereuses de la contre-culture mais se trouve intégré comme élément qualifiant d’une mass culture de l’élite qui atteint dans sa chair des sommets de frustration. Il s’est passé quelque chose le jour où l’icône Disney Britney s’est rasé les cheveux pour agresser ensuite un journaliste. Comme l’idée que le système en avait fini, même avec ses filles les plus proches. Les dernières bribes de monde d’avant se sont évanouies sous une pluie de cheveux or chez un coiffeur bon marché du bas Beverly. Ils ont pris plaisir de tout et ne peuvent plus ni jouir ni désirer.  Seule la violence, au moins symbolique, peut répondre à l’impératif formulé.
En bas, les frustrations sont tout aussi nombreuses, car on ne peut même pas tuer « pour de faux » et les sources de plaisir sont plus restreintes. De l ‘absence de frontières au désir est née la frustration des grands vides ; tout est possible pour le désir sauf l'accès direct à la jouissance. La violence de la frustration irrigue donc les consciences d’autant qu’elle rencontre sur son chemin un impératif de performance de plus en plus insidieux.

L’ Impératif de performance
vise à nous faire comprendre, même si cela est tout à fait erroné, que pour ne pas être frustré, pour pouvoir jouir, il ne faut pas être n’importe qui. Il convient donc d’être accompli professionnellement, sportivement, physiquement, familialement.

Comment être un bon père ? une bonne mère ? une bonne cuisinière ? un bon fils ? un bon grand-père ? un cadre actif ? un propriétaire terrien habile ? une maîtresse méritante ? un amant au long cours ? un voyageur téméraire ? une commerçante aimable ?  un maître-chien respectueux ? un charpentier malin ?  Comment réussir sa famille ? son foyer ?  ses études ? un livre ? sa mousse de crabe ? sa perte de virginité ? son premier concert ? sa chèvre ? son abri de jardin ?  son match de mini Ping-pong ? son brushing ? son accord mets et vin ? sa peinture du couloir ? son meuble bibliothèque ? Comment réussir enfin à réussir sans ne rien échouer.  
Equation à mille inconnues d’autant plus complexe que bien des réussites sont contradictoires. Mère, fille et amante sont trois entités soumises à la même logique de performance or elles sont impossibles à combiner car elles nécessitent des « meurtres » réciproques. Il s’agit donc d’accepter les micro-échecs, les imperfections,  ou de se résoudre à souffrir de ne pas être assez « performante ».

Cette question de la performance, du sommet, se pose fortement dans les pratiques artistiques dans lesquelles la sortie par le gigantisme et par l’excès, comme pour l’impératif de jouissance, semble être une des seule voix. L’art contemporain souffre dans son expression singulière d’un refus de la frontière mais propose face à sa porpre difficulté des voix de sorties. Les artistes ne peuvent bien souvent que constater l’impossibilité de la finitude, qui est  impossibilité de l’être même de l'oeuvre. En effet, si je suis c’est parce que je suis limité par mon corps ; toute chose n’est que parce que finie, limitée par des frontières au-delà desquelles ce n’est plus. Or l’art joue de plus en plus sur la frontière et a besoin de se rassurer dans le gigantisme et la finitude spatiale du Grand Palais. Même les plus contemporains réclament des frontières sans lesquelles l’acte ou l’un sont rendus impossible. Une solution pour esquiver cet impératif de performance semble donc nous être donnée ici ; elle reposerait sur cette idée de frontières, alliée à une logique de hiérarchisation. Je suis un être limité, je suis, par mon corps même, une frontière et je repose sur un équilibre culturel et subjectif de hiérarchisation du privé et du public, du mieux et du moins bien.  
Ce qui frappe pour l’essentiel est cet oxymoron manifeste, et voulu, entre l’impératif de jouissance et l’impératif de performance. Nul salut sans jouissance culturelle, sexuelle, gastronomique, touristique, vestimentaire…mais nulle possibilité d’en jouir en bonne mère, en employé modèle ou  en fille dévouée.

Cette impossible combinaison des deux conduit à la névrose entendue comme « fruit de l’expression d’un conflit psychique » ; un dérèglement lié à deux directions contradictoires.
Le génie du marché, là encore, est de présenter la névrose comme résorbable dans  l’acte de consommation et de tout faire pour la combattre de façon auto-centrée, avec passage par la psychanalyse, pour éloigner le « patient » des expériences collectives et des « analyses » sociales.

Il s’agit de produire sciemment des individus inaccomplis, nourris d’angoisses automatiques, que Freud (il m'arrive d'avoir des références fort contestables...) nomme hilflosigkeits, détresses psychiques redoutables, qui « inondent l’organisation du moi »  et poussent, non à retrouver le nous, mais à l'abandon affectif dans le moi.
Ainsi Hollywood produit-il, et c’est là sa force de frappe, à la fois la névrose et ses propres remèdes à la névrose. La série Desperate Housewives a imposé la névrose des femmes au foyer comme une constante de civilisation mais aussi produit quatre « solutions » à cette névrose qui s’incarnent dans les quatre figures féminines mises en avant. Pour plus de facilité et de clarté, je m’appuierai essentiellement sur des événements survenus dans la dernière saison.

Le couple Scavo est un modèle de production névrotique ne parvenant pas à faire cohabiter l’appel à la liberté et à la jouissance et les « performances » des vies familiales et professionnelles, incarné aussi bien par l’immaturité de l’adolescent attardé Tom que par la rigidité de l’angoissée Lynette. Ils s’en sortent par la rupture, c’est-à-dire la déliaison.  La déliaison revêt un double enjeu pour le marché, à la fois pratique et symbolique. De façon pratique, cela a déjà été dit de nombreuses fois, deux foyers c’est deux fois plus d’électro-ménager, de meubles, de voitures…d’où la célébration, intéressée, de la liberté du célibat. De plus, symboliquement, l’acte de déliaison est très fort dans la mesure où la famille est la première structure collective. Elle s’apparente en effet  à un premier terrain de contrat social dans lequel l’individu cède une part de sa liberté pour gagner en sécurité et en bonheur de la collectivité (même réduite). Il s’agit donc aussi d’un acte fondateur de mise à mal de la socialité.

De son côté Susan choisit d’abord une « expression artistique » de médiocre qualité mais devant l’absence de réussite commerciale, elle se retourne vers la maternité de sa fille et son rôle de grand-mère. Cela peut paraître contradictoire avec la structure précédemment évoquée mais il y a aussi une logique d’abolition des frontières et de dérèglement du politique dans la trans-générationnalité assumée et promue. 
Gabrielle et Bree, adeptes respectivement de mode et des arts de la table, trouvent, de façon fort commune, à dévoyer leurs névroses dans l’immédiat et le consommable.

La névrose engendrée par le conflit entre l’impératif de jouissance et l’impératif de performance produit donc une souffrance, une in-finitude, mais aussi les solutions les plus favorables au système marchand pour la traiter. La névrose se soignant le plus souvent par l’acte de consommation, quand triomphe l’impératif de jouissance, et par un acte d’abolition pré-politique lorsque triomphe l’impératif de performance. Les structures de solidarité sont donc mises à mal pour mieux livrer le consommateur servile et isolé au règne du marché.
Où nous avons tenté de montrer que la jouissance et la performance ne sont que des consommables qui produisent la frustration et la névrose nécessaires aux formes nouvelles du capitalisme mondialisé.

Il ne nous reste plus qu' à attendre que la Chine s'éveille et renverse le géant américain pour pouvoir découvrir, avec délectation, de toutes nouvelles souffrances psychologiques, délicieusement orientales, destinées à nous soumettre à un nouveau règne politique et marchand.
Pour l'instant, si nous tentons de nous échapper, la belle Lana sera toujours là pour nous rappeler à l’ordre: « You just need to remember your mine”.
J’vais aller m’écouter un p’tit Jean Ferrat moi.

 

mardi 15 mai 2012

Prolétariat(s)

Certes j’ai conscience de commencer par deux poncifs, deux cas d’école ; après les fractures idéologiques, je vais m’efforcer de penser les fractures sociologiques. Rassurez-vous le prochain article parlera de culture, de musique populaire et de pornographie. Je vous annonce même qu’il portera sur le désir et la frustration comme instruments de domination du capitalisme financier.  Je vous promets du Lana Del Rey, du Drive, des Monumenta …plein de choses qui m’attireront des lecteurs jeunes et disponibles (ainsi que des liens Google ; j’ajoute à cet effet les expressions « hollande avant son régime », « chats taquins » et « Kim Kardashian »). S’en est fini pour le teaser.

Deux événements m’ont imposé cette nouvelle thématique : la place accordée au peuple, aux « petites gens », « aux sans­-grades », à la « France silencieuse », n’a jamais été aussi importante que dans cette campagne. Le populisme, entendu comme volonté noble de parler à tout le peuple, n’a jamais été si imposant. Tous, à l’exception de François Bayrou, Eva Joly et François Hollande s’en sont revendiqués. Il est drôle de remarquer que nous tenons dans ce camp « anti-populiste » une bonne part de notre gouvernement à venir, à court ou moyen terme. Reconnaissons aux socio-démocrates le mauvais goût d’être toujours éloignés des passions tribuniciennes.  Tous en appelaient au petit peuple mais tous ne lui prêtaient pas la même parole ; les joutes furent rudes entre ceux qui pensaient que ce peuple ne voulait que du « social » et ceux qui ne lui prêtaient que des passions « identitaires ». Car ce peuple, il faut bien l’incarner.

Ce faisceau évènementiel  a aussi rencontré ma récente lecture de Slavoj Zizek qui remarquait fort à propos : « Les gens déplorent  que la ligne de démarcation dans le cadre de la lutte des classes constitue une règle vague, indécise et falsifiée ». Chacun en effet se demandant si la ligne lui passe dessus, dessous ou même s’il y est inclus ? D’aucun se pensant à tort extérieur au concept de « prolétariat » quand d’autres s’en réclament pour le falsifier.

Pour commencer, il faut partir du prolétariat marxiste qui est une donnée d’essence économique désignant, de façon absolue, celui qui «ne possède pas de Capital et qui doit, pour subvenir à ses besoins, avoir recours au travail salarié ». Cette définition XIXèmiste est volontairement généreuse, pour préparer à la lutte des classes des catégories larges de population. Or, nombreux sont ceux aujourd’hui, que nous appellerons « les classes moyennes », qui ne sont pas dans la possession du capital à des fins d’exploitation et de profit mais en jouissent néanmoins de façon plus ou moins marquée. Il serait ainsi absurde d’appeler « prolétaire » un trader, pourtant salarié d’une force capitaliste qui jouit de et à son profit. Dans ce cadre marxiste « originel » seraient comptabilisés Cristiano Ronaldo, salarié, donc prolétaire, du Real Madrid, ou Johnny Hallyday, salarié donc prolétaire, de sa maison de disque. Le salariat n’est donc plus une situation directement qualifiante pour appartenir au prolétariat. La notion postmoderne de précariat ne fonctionne pas plus car artistes et sportifs peuvent  tout autant s’en réclamer. Le développement de la classe moyenne place d’ailleurs ces salariés du tertiaire au cœur de la lutte. Ils revêtent une importance considérable pour la bourgeoisie qui peut se poser, légitimement, cette simple question : leurs aura-t-on donné des salaires suffisants pour qu’ils soient de notre côté le moment venu ? Pour Cristiano Ronaldo et Johnny la réponse est claire ; pour les autres l’enjeu est de taille.

Il importe donc, plus simplement encore, de définir le prolétariat par un niveau de revenus. J’abandonne le chiffrage précis aux sociologues  (toutefois les 45% de foyers non-imposables de France me semblent être une bonne base de travail) pour réfléchir aux structures idéologiques qui forgent les différentes incarnations de la fonction « prolétaire ». En effet, depuis plus de deux décennies,  deux figures du prolétaire se disputent, deux figures devenues presque mythologiques, qui subissent de la même façon et suivant les mêmes modalités les  foudres du système politico-médiatique. D’un côté, un prolétariat de banlieue issu de l’immigration que les médias présentent comme dangereux et inintégrable ; de l’autre un prolétariat « de souche » péri-urbain ou pavillonnaire que d’autres médias présentent comme stupide et tout aussi menaçant. Face à ces deux figures, nous assistons hébété à une forme de répartition gauche/droite de la figure du prolétaire et en même temps à sa dissolution dans cette disjonction ; comme si chacun était attaché à sa figure mythique tel un grand noble distribuant quelques miettes à ses « bons pauvres » : l’immigré pour la gauche institutionnelle et le déclassé petit blanc pour la droite et l’extrême droite.

La « gauche » a fait depuis quelques années, « aidée » par le travail de SOS-Racisme, de l’immigré une figure tutélaire de son combat. Comprenant, avec justesse, qu’il s’agissait là d’une zone de prolétarisation de la société française, mais excluant de sa dialectique un champ sociologiquement très important. Dans ce combat, noble mais clivant, de nombreux prolétaires n’ont plus reconnu leurs revendications en propre. La fracture était irrémédiable et elle fut largement accentuée par les médias et les intellectuels de la gauche institutionnelle qui ne manquent jamais une occasion de parler des « beaufs »,  qualificatif servant désormais à stigmatiser tout prolétaire non-immigré. J’ai moi-même, en tant qu’enseignant de « banlieue », une tendresse particulière pour le prolétariat issu de l’immigration mais il importe de conserver l’universalisme du concept pour réparer les divisons qui ne font que nous desservir.  Des intellectuels de droite accusent régulièrement la gauche d’avoir abandonné le peuple à partir de 1983 ; c’est faux, elle a « seulement » choisi son peuple, ce qui n’est guère mieux.

La  « droite » a, de son côté, tenté de faire le travail pour récupérer ce prolétariat délaissé par la gauche institutionnelle mais, discréditée par l’argent, le pouvoir et la servilité à l’égard des puissants, elle n’avait aucune chance de réussir. C’est donc largement sur cette incapacité qu’a prospéré l’officine FN qui, bien loin de jouer le jeu de la réconciliation (c’est à cela que l’on peut voir les intérêts de classe qui sont servis), a tout fait pour accentuer le clivage. Que ce prolétariat s’éloigne d’une gauche morale et méprisante, il n'y a là rien à dire mais la faire tendre à l’opposition avec l’autre moitié du prolétariat français, c’est un crime impardonnable !  Ainsi la figure de « l’islamo-racaille » fut inventée pour disqualifier dans un même mouvement les sous-prolétaires américanisés et les fidèles de la deuxième religion de France, joignant dans l’inconscient social le banditisme et la pratique de l’islam ; association inconsciente et honteuse ancrée aujourd’hui dans de nombreux esprits.

 Quand la gauche morale insultait à longueur de Technikart, d’Inrockuptibles, de Libération, de France Inter, « les beaufs » et  « les incultes », devenus bientôt tous plus ou moins racistes et pédophiles ; l’extrême-droite (aidée par les médias de la droite qui y trouvaient son intérêt en faisant rompre une bonne partie du peuple avec la gauche) à longueur de TF1, Figaro, de Compléments d’Enquête et autres Reportages prépara la France à haïr ces banlieues et les gens simples et honnêtes qui les peuplaient ; les premiers sourient devant la bêtise du prolétariat «souchien»  avec les Deschiens ou Sophia Aram quand les seconds rient des fautes de français et de l’accent des immigrés avec Michel Leeb ou Laurent Gerra. La droite angoissée et la social-démocratie méprisante ont donc opéré une scission à la fois sémantique et idéologique de la notion de prolétariat. Les uns vivant dans la peur de l’excision, les autres dans celle du tuning.

Que la bourgeoisie française se dispute pour savoir qui sont les « bons » pauvres, peu nous importe finalement, mais le plus grave est de prendre en otage le prolétariat divisé dans cette lutte qui n’est plus qu’une opposition culturelle empêchant la lutte de classes réelle par la segmentation du prolétariat. Cette logique d’opposition étant « chouchoutée », bichonnée, par les deux camps qui se plaisent à manipuler les contentieux coloniaux et l’insécurité à des fins propagandistes. Il va donc falloir réparer, soigner les plaies. Que mes amis de gauche comprennent que l’immigré n’est qu’une figue possible, une image, une mythologie réactualisée du prolétaire, certes séduisante, mais dans cet autre prolétariat que vous méprisez bien volontiers, il y a aussi nos camarades à retrouver : nous ne pourrons pas nous réconcilier sur du mépris culturel. Que les honnêtes républicains de droite comprennent à leur tour que l’immigration n’est pas le mal qui ronge la France, qu’ils ont même, souvent plus que nous, des affinités spirituelles avec les pensées de l’Islam et que s’ils veulent s’opposer aux dangers transnationaux, ils ont largement de quoi faire sur d’autres thèmes plus urgents. Enfin, c’est un travail de terrain qu’il convient de faire pour réconcilier, unifier et reconquérir le prolétariat économique ; montrant partout où cela nous est possible où est le vrai ennemi et cela des deux côtés.

Cependant nous courons aussi le risque, manifeste lors du dernier scrutin, de trop essentialiser le rapport économique. Il n’y a pas d’oppression qu’économique.  Certes le capital économique annule toutes  les autres souffrances et permet trop souvent de se « racheter ». Mais il existe aussi une prolétarisation symbolique, qui ne provient plus seulement d’un salaire absent ou trop faible mais d’un sentiment général de déclassement, de mise à l’écart, que nous nommerons le prolétariat des affects. Cette prolétarisation des affects provient aussi, à proprement parler, d’un manque de capital qui ne provoque pas directement l’impossibilité matérielle de l’existence mais la naissance d’affects négatifs. La liste des causes de ces affects prolétariens est nombreuse et va de la petite humiliation insignifiante au cas majeur et grave ; elle semble même tendre vers l’infini. Le prolétariat des affects mineurs se composant, par exemple, de ceux qui ne savent pas réaliser un bon fond de sauce, de ceux qui souffrent de MST légères, de ceux qui n’ont pas accès à l’offre haut-débit ou à du bon fromage de chèvre. La liste est aussi risible que terrifiante. Toutefois, trois critères, générant des affects majeurs, sont à retenir au milieu de ces passions individuelles : le territoire, la culture et le physique.

La question territoriale est essentielle et a été mise en avant par le géographe Christophe Guilluy, qui y place le cœur des « fractures françaises ». Il suffit d’analyser la carte du vote pour valider cette interprétation. En effet, le vote FN est très fort dans la troisième couronne ; il touche souvent des populations aux revenus légèrement supérieurs à ceux des banlieusards mais qui nourrissent une prolétarisation des affects due au sentiment de relégation, d’abandon et à la peur d’une contamination de l’insécurité largement mythifiée. Il y a donc, entre trente et cinquante kilomètres des centres villes, un prolétariat en attente, nourrissant légitimement des affects négatifs. De la même façon que pour les « vrais » ruraux, il faut nous réapproprier ce peuple, en parler, le saluer, la valoriser. « Gloire à toi, peuple trans-francilien, peri-peri-urbain, nous revenons vers toi après tant d’années de silence… ». Mais il nous importe aussi de lui offrir des réponses plus précises : l’intégration urbaine par le développement des transports, le renforcement des services publics, la mise en place de structures communautaires au sens noble et un large accès à la culture. Le succès populaire de la campagne de Jean-Luc Mélenchon témoigne fortement de cette envie d’expérience collective, de ce désir de rompre l’isolement. Il faut que chacun ait la possibilité de transformer le témoignage numérique de ses affects en une expérience collective de préparation de l’Evénement.  

L’apport bourdieusien ne doit pas, non plus, être négligé. Je veux bien sûr parler du capital culturel. Certes, la culture est largement devenue une « monnaie » d’échange dans les relations inter-personnelles et trans-étatiques mais il n’y a aucune raison pour que de grandes masses de la population française aient l’impression de n’en posséder aucune part. Si souffrir d’un déficit culturel est socialement discriminant, le discours élitiste de la gauche républicaine a largement contribué à creuser un fossé qui conduit un grand nombre de nos concitoyens à se dire : « ce n’est pas pour moi ». Or, le capital culturel est pour tous et il ne doit y avoir aucun renoncement, aucun gage donné à cette forme de prolétarisation qui accentue les fractures. Comment dès lors partager les richesses culturelles ? L’accès à la culture est globalement bon en France, il doit être encore développé mais le problème ne se situe pas là. Il faut davantage travailler la représentation et la nature de la culture même. Ainsi, la France s’adosse, et c’est toute sa grandeur, sur une culture de l’élitisme républicain qui célèbre verticalement des enjeux souvent nés dans ces élites. Il y a, dans ce cadre, beaucoup à dire sur l’école qui en abandonnant le savoir au profit des savoir-faire a largement contrarié son origine républicaine ; sacrifiant la méritocratie pour sacraliser des activités communicationnelles propices à la reproduction de la culture de classe. Certes je préfère disserter sur ma culture théâtrale que de calculer des aires et des surfaces mais il y a plus d’égalité face au théorème de Pythagore que dans « l’expression libre d’un sentiment ».  L’école française poussant le plus « loin » possible dans un tronc général unique des élèves qui s’y ennuient et s’y perdent fabrique toujours à la chaîne du « ce n’est pas pour moi ».  Il faut le répéter : il y a des modèles de réussite, au pluriel, et il existe une culture technique et professionnelle de grande valeur. Le grand récit français depuis les Lumières développe l’idée que la connaissance est liberté ; il convient de mettre à distance cette poursuite de la liberté. En tant que professeur, je ne suis pas plus libre qu’un autre, je suis, autant que tous, le fruit de déterminismes qui conduisent à une position sociale, qui me mènent vers une culture et me tirent vers un vote. La culture produisant de la liberté est en grande partie un mythe ; il n’y a pas plus de liberté sociale dans l’achat de macarons Ladurée que dans l’écoute d’ Evasion ou l’action d’ « aller fluncher ». Il n’y a pas plus de libertés dans une classe de HEC qui pense que la rigueur est inévitable et qu’il ne faut pas trop taxer les riches que dans une classe de ZEP qui pense que le travail est un truc de « bolosses » (ce qui, soit dit en passant, est plus rare que le premier cas évoqué).  L’ouvrier licencié après délocalisation qui vote FN n’est ni moins libre ni plus libre que moi, professeur de Lettres de 28 ans issu de la classe moyenne qui vote pour le Front de Gauche. Il n’y a nulle liberté dans nos choix réciproques, il n’y a que déterminisme et circonstances. Nous ne pourrons annuler le déterminisme de classe qu’à long terme. Il importe dès lors de nous rendre maître des évènements  qui nourrissent les circonstances. Il faut donc, non en dessous ni à côté mais au cœur de la  grande culture verticale française, construire une vraie culture horizontale basée sur les solidarités culturelles, la mise en commun des expériences et le respect des acquis de chacun. 

Enfin, il faut entendre la volonté houellebecquienne d’étendre « le domaine de la lutte » au capital physique et sexuel. Dans la frustration, liée au déficit de ce capital, se logent de très nombreux affects négatifs. A ceux qui diront, fort justement, que la laideur n’est pas un critère politique, il apparaît néanmoins qu’elle trouve bien souvent une expression politique car elle pousse à contester un ordre qui déclasse. La colère de ceux qui se pensent laids, les déclassés du grand marché de la sexualité, est d’autant plus intéressante qu’elle postule, de façon très intellectuelle, qu’un changement de régime (politique entendu) impliquerait un changement des critères esthétiques. La roue de fortune pourrait alors être plus favorable.

Nous sommes aujourd’hui les maîtres incomplets du discours sur l’exploitation économique ; les mécanismes européens et mondialistes de domination n’ayant pas encore, tous, été mis à jour. Nous pouvons donc prétendre à être le coeur d'une vraie union populaire mais c’est sociologiquement insuffisant.

Il faut parler à tous, tenir tribune, lever discours pour le prolétariat devenu par les circonvolutions socio-historiques tant de prolétariats que l’Evènement doit nous rendre un.

Ouvriers, salariés, chômeurs, précaires, intérimaires ;  il faut immédiatement réunir le prolétariat, sciemment divisé par le système.

Mais aussi les laids, les semi-ruraux, les solitaires, les lents, les dé-connectés, les petits, les mal-orientés et désorientés, les gros, les timides, les auditeurs d’NRJ et de France Bleue…tous expriment la colère du déclassement dont nous devons être la seule réponse ; celle de la remise en cause radicale du système dans laquelle se catalyseront à la fois les prolétaires économiques et toutes les colères du prolétariat des affects.

 Et puis rassurons-nous devant l’ampleur de la tâche car le déplacement, le positionnement, permanent de la ligne matérialisant la division de classe n’est pas un préalable à la lutte de classe, il EST la lutte des classes.

lundi 7 mai 2012

La beauté prolétarienne face à la laideur du monde


Clivage(s)

6 Mai 2012. La Bastille s’embrase comme après un but de Zidane ; « le peuple de gauche » est dans la rue et je n’ai aucune envie de m’y trouver. Non que je n’aime pas le vent frais des soirées de mai; j’ai même un goût prononcé pour les prises de Bastille qui me semblent être, en règle générale,  des activités salvatrices, mobilisatrices et émouvantes. Non, ce soir, je n’ai pas le cœur dans la rue et je vois s’ouvrir un cycle qui ne semble enchanter  que quelques  troubadours de la bonne conscience. Faut-il vraiment que nous ayons souffert de la fausse hyper-présidence aux mains fermes pour célébrer, pleins d’ardeur, la vraie hypo-présidence aux mains flasques ? Faut-il avoir pleuré devant Mireille Mathieu et Faudel pour faire des petits sauts de Cali à Josiane Balsako ? « C’est esstraordinaire ! ». Faut-il avoir été ridiculisé par leur France de retraités millionnaires pour se voir représenté par la « jeunesse », force politique qu’un marxiste ne peut connaitre faute de ne l’avoir jamais rencontrée ? Célébrons, festoyons, donnons culte à l’icône « jeunesse » dans des libations collectives ininterrompues. Les lendemains ne seront pas difficiles, ils ont cessé depuis longtemps. « Homo festivus » lève-toi et fais renaître dans ton fracas les derniers traits ridés du comique Bedos, relevé du tombeau en Lazare de la grande occasion. Ce soir de Mai, j’attends dans mon canapé que quoi que ce soit advienne. J’attends d’entendre un discours articulé, lyrique, emporté, frondeur. Ce jour de Mai, j’ai voté François Hollande et j’éprouve une joie modérée.

J’aurais dû en être,  je suis de gauche, j’aime profondément les joies collectives du peuple de France et j’ai connu « ce goût du bonheur qui rend la lèvre sèche » en écoutant Jean-Luc Mélenchon, mais quelque chose semble s’être rompu. Comme si ce n’était pas ma famille qui avait gagné.

En crise d’identité politique, comme un couple finissant s’amusant à quelques généalogies dans un carnet à spirales, il convient d’aller chercher aux racines  de l’idéologie française la clé de nos dialectiques. Pourrais-je ainsi comprendre et expliquer pourquoi j’ai pleuré pour Chevènement en me réjouissant de voir chuter Jospin ; pourquoi j’ai crié mon « non » en 2005 à la face d’une gauche moderne ; pourquoi, enfin,  Mélenchon m’a fait lever le poing et chanter la France sans qu’Hollande me fasse lever les yeux vers son discours de victoire.

Partons d’elle, donc. « Liberté, Egalité, Fraternité ». Il faut toujours trois parties, tout le monde vous le dira. Mais la France, pas plus que toute autre, n’a pu réussir à résoudre la dialectique « Liberté / Egalité » ; la fraternité n’étant pas une «aufhebung », la résolution féconde d’une conflictualité, mais la force qui limite l’extension indéfinie des autres paradigmes. A ceux, trop individualistes, qui veulent toute liberté, elle vient rappeler les concitoyens en souffrance. Quant à ceux, ignorant de l’individu (dont je suis parfois), qui veulent toute égalité, elle leur rappelle son exigence de douceur, de décence et d’humanisme. La fraternité n’est donc pas la résolution de l’être français, elle est ce qui nous permet de coexister dans un même espace politique en  modérant les sororales passions de ces deux congénères.

Voilà donc l’espace politique qu’il faut interroger. Celui qui n’a jamais trouvé de réponse autre que « la France » (qui est à la fois contexte et métaphysique et ne permet donc pas un positionnement politique à l’intérieur de son spectre).  Il s’agit donc de décrire rapidement le champ d’appartenance à chacune des deux familles françaises : Liberté et Egalité. Je propose, pour éviter un travail terminologique plus fastidieux  de me baser sur la prospective suivante : appartient au camp de la Liberté celui qui est prêt à céder une part d’égalité du corps social pour pouvoir en jouir entièrement  et appartient au camp de l’Egalité celui qui est prêt à céder une part de liberté du corps social pour pouvoir la voir se réaliser entièrement. De là, on peut déduire que les adeptes de la Liberté sont prêts à garantir l’Egalité tant qu’elle n’affecte pas leur matrice, ce qui ne manque jamais d’arriver sur de multiples terrains, et les adeptes de l’Egalité sont prêts à garantir toute liberté tant qu’elle n’affecte de la même façon leur matrice originelle. Les différences au sein de ces familles se faisant sur l’étendu des champs d’application de la matrice. Ainsi ai-je longtemps débattu avec quelques camarades sur l’application nécessaire de la matrice « égalité » aux champs culturels, sportifs, gastronomiques… quand par tradition « de gauche », ils souhaitaient la faire fonctionner dans le domaine économique uniquement.

Il s’agit dès lors de lire le clivage gauche/droite au travers de ces deux matrices. La gauche postule traditionnellement que la matrice égalité doit fonctionner sur des sujets économiques et que le reste du champ social et intellectuel peut-être laissé à la liberté. La droite à l’inverse postule que la matrice liberté doit opérer sur les sujets économiques et que le reste peut être soumis à l’égalité de la loi. Je ne postule donc pas l’inexistence de ce clivage, il serait même ridicule de le nier tant il est riche de sens historique et encore très ancré sociologiquement. Emmanuel Todd faisait d’ailleurs remarquer  qu’un français ne passait de gauche à droite et vis versa si aisément. En effet, la plupart des familles « de droite » sont attachées à la liberté d’entreprendre et aux valeurs familiales héritées du catholicisme quand un plus grand nombre de familles « de gauche » sont attachées à la justice sociale et à la liberté de l’individu sur les plans sexuels ou familiaux. Mais ce clivage est aujourd’hui plus culturel que politique car la mondialisation néo-libérale a fait triompher le libéralisme économique et  le libertarisme des modes de vie au travers de la financiarisation du monde et de la mise au pas (de la « ringardisation » devrais-je dire) des valeurs traditionnelles. Nié la dérégulation massive des anciennes pratiques, à la fois plus solidaires et marquées par une culture  patriarcale, que nous les aimions ou non, serait vain et inutile. Ce n’est plus une zone de combat dans les démocraties occidentales et la critique en est abandonnée à ce qu’ils appellent « les extrêmes »: critique partielle de l’économie capitaliste au Front de gauche et attaque partielle du droit à l’avortement au Front National. Les questions politiques sont donc reléguées aux marges par le système politico-médiatique pour le meilleur (inutile dans notre République de parler à nouveau de l’avortement et de la peine de mort) comme pour le pire (les français ont besoin que la répartition des richesses et la dictature immorale et dangereuse du système financier soient mis sur la table). Il ne reste donc plus que de la culture dans le clivage droite/gauche, ce qui n’est pas inessentiel mais pas directement politique. On ne s’étonnera plus, dès lors, du choix de questions culturelles, totalement vides de sens politique, au cœur de la campagne (viande halal, automobile…). Le seul clivage politique stable dans la République qui permet de faire à la fois de l’Histoire et de la prospective à long terme est donc la dialectique Liberté / Egalité.

Intéressons-nous d’abord au camp de la liberté. Il est et a été une force essentielle de l’idéologie française. Vous aurez compris que mon cœur penche de l’autre côté mais il faut reconnaitre que la France a longtemps transmis cet idéal dans le monde ; ceci expliquant sans doute qu’il nous soit revenu sous la forme poreuse de la mondialisation néo-libérale et de l’Europe de Bruxelles. Soyons plus précis sur la morphologie de cette famille de la liberté. Elle se constitue pour l’essentiel du camp libéral, devenu largement néo-libéral. Lié dès le XIXème siècle, à l’autre bout du spectre traditionnel, au libertarisme anarchiste. Ils seront rejoints au début du XXème siècle par la social-démocratie, cette gauche bourgeoise très hostile à l’égalitarisme syndical et ouvrier.  La démocratie chrétienne prend aussi une part importante dans ce tableau de famille, jouant largement son rôle dans les institutions européennes (et donc dans la destruction du métarécit égalitaire). Enfin, l’enfant turbulent que constitue l’écologie politique peut prendre la dernière  place sur la photo.

Le génie français (je le dis d’autant plus facilement que je n’en étais pas) fut sans doute, au lendemain de la seconde guerre mondiale de pointer la responsabilité des forces de la liberté, libérale et social-démocrate, dans les échecs politiques et stratégiques des années 30. Les forces de l’égalité (communistes et gaullistes) qui prirent  toute leur part dans la résistance se sont alors chargées d’écrire le discours national français de la réconciliation. Ce discours français du CNR est emprunt à la fois de solidarité ouvrière et d’égalité chrétienne, de passion agricole et de modernité industrielle. Il réconcilie donc la France de l’Egalité qui s’est perdue dans les méandres de « la gauche » et de « la droite », cessant d’opposer la France des usines et la France des églises qui bien souvent était la même. Tous les sondages, les dîners de famille, les discussions de bistrot montrent que les français sont très attachés à ce moment de leur histoire, qui constitue encore pour beaucoup d’entre nous rien de moins que l’epistémé nationale.

Bien évidemment, on connait la suite. La famille de la liberté fit feu de tout bois dans les deux camps. Portée par deux figures symboliques : Daniel Cohn-Bendit d’un côté et Valéry Giscard d’Estaing de l’autre. Le premier, avec l’aide d’une partie du camp trotskyste, réorganisa, dès Mai 1968, le visage de la gauche autour de la seule question des libertés. L’hostilité que manifestèrent, pendant de longues semaines, la CGT et le Parti Communiste face à ce mouvement témoigna à la fois de la conscience de classe indéfectible des premiers et de la vision, tristement prophétique, des seconds. Quoi qu’il en soit, la gauche fut réorganisée pour longtemps autour des questions de mœurs, de libertés civiles, de « combat contre les dictatures », d’ «Europe libre et unie » ou de « droits de l’homme » ; forces, parfois positives, mais au combien omniscientes et totalisantes du camp de la Liberté. La droite, plus ancrée dans ses traditions prit plus de temps à succomber. C’est donc Giscard, revêtu des habits dorés du « Kennedy à la française », jouant au football et très "détendu d'la moeurs" (comme disent mes élèves depuis que je leur ai expliqué le sens de ce mot), qui fut chargé de la tâche. Il s’agissait de faire comprendre à son camp, qui ne l’oublia jamais, que seule une économie libérée des vieilles pesanteurs publiques et administratives pouvait permettre de rivaliser dans un contexte qui se mondialisait.

Le camp de l’égalité a donc perdu le travail du métadiscours depuis les années 70 ; la société se décrit, la France se pense, au travers du discours de la Liberté et de ses valeurs. Tous les changements de régime qui suivront (à l’exception de 14 à 16 mois autour de l’année 81) viendront témoigner de ce triomphe de la Liberté sur un camp de l’Egalité qui avait perdu la capacité la plus importante en démocratie, celle de dire le monde. A de trop rares occasions, lorsque des choses graves peuvent advenir, il nous arrive de nous retrouver. Il est émouvant de voir comme les appels de 1992 et de 2005 ont été entendus et comme, si facilement, malgré les discours de la Liberté parés des armes du bien et de la vertu, nous avons été capables de retrouver, très naturellement, presque d’instinct, notre famille. Alors, la famille de l’égalité est, elle aussi, complexe et mouvante, elle a comme toute famille son tonton un peu dégueulasse mais elle est par essence la force populaire. Ces forces historiques étant le communisme, le socialisme républicain (qui se réconcilient dans le Front de Gauche), le gaullisme souverainiste et une partie du nationalisme. Quelques mots sur ce tonton dégueulasse qu’est le Front National. D’abord, l’intérêt de classe c’est le Front de Gauche mais il y a aujourd’hui une bonne moitié des électeurs du FN qui sont des prolétaires et qui appartiennent sociologiquement à notre camp (je reviendrai dans mon prochain article sur la meilleure façon, à mes yeux, de repenser la notion de prolétariat). Il faut les convaincre de revenir. Inutile d’attiser la haine : contre le FN ou ses leaders si vous voulez mais jamais contre ses électeurs dès lors qu’ils ne sont pas racistes. S’ils sont racistes, ils n’appartiennent plus au camp de l’égalité dans la mesure où ils n’appartiennent plus au camp républicain, les choses sont limpides. Comment les reconquérir et entraîner avec eux les gaullistes orphelins ? En suivant la dialectique énoncée ci-dessus rien de plus simple: aucun compromis avec le camp de la liberté qu’ils appellent, très consciemment, « le système », dans la mesure où le camp de la liberté fait, à proprement parler, système contre nous depuis plusieurs décennies. Nous sommes les partageux, les solidaires, l’anti-système, l’ordre populaire et la souveraineté retrouvée du peuple français ! Voilà de quoi faire une belle famille recomposée (sur sa gauche). Nous ne devons plus nous laisser piller, vider ou insulter par nos ennemis de l’extrême droite ni dérouter et outrager par ceux de notre prétendu « camp » qui arrivent au pouvoir. Chez nous on appelle cela « Classe contre classe » et  l’arme de la classe ouvrière c’est nous. Nous devons être la synthèse égalitaire.

Vite l’alternance à venir ! Cela fait bientôt un demi-siècle que la famille de l’égalité l’attend !